L’architecture et le bâtiment, les grands oubliés de la transition…
…et pourtant les champions de la décarbonation !
Connaissez-vous le Forum Mondial Bâtiments et Climat ou savez-vous quel impact sur la planète a un mètre carré construit ? D’un côté vous savez que l’alimentation joue un rôle important dans la transition vers un monde bas carbone, et de l’autre, vous voyez parfois des chiffres du bâtiment à seulement quelques pourcents dans l’impact total. Pour la plupart des gens, le bâtiment semble un sujet de deuxième ordre pour le climat.
Bizarrement, le monde du bâtiment est invisibilisé dans les actions climatiques, l’architecture est reléguée à l’arrière-plan de la bataille du climat alors que la filière entière est peut-être la seule à pouvoir atteindre des objectifs de décarbonation. En France, le bâtiment est la filière d’excellence mondiale de la décarbonation, le champion du monde du sauvetage de l’humain !
Commençons par tenter un exercice de pensée : voyons tout ce qui fait la transition environnementale et regardons à quel point le bâtiment est oublié.
On constate que dans les COP et les grands rassemblements, le monde du bâtiment n’est quasiment jamais représenté. On y parle volontiers d’énergie, parfois d’industrie comme le béton, beaucoup utilisé dans les infrastructures, mais rien qui englobe la construction.
Et si cette fois, nous regardons les grandes actions et les batailles à mener pour la transition, nous arriverons vite sur l’alimentation carnée, la voiture électrique ou la vaine bataille nucléaire contre énergie renouvelable (vaine, car il faut les deux).
Jamais le bâti n’est mentionné et on peut sans doute comprendre cette invisibilisation puisque c’est un sujet moins présent au quotidien. En effet, le bâtiment, c’est un achat tous les 10/15 ans, une rénovation de manière identique et finalement, au quotidien, ce n’est pas abordé. Le bâtiment, c’est le logement cher. De temps en temps, c’est le cout de l’énergie qui augmente, mais plus volontier avec la voiture que l’habitat. Et puis le bâti nécessite souvent des connaissances un peu pointues sur la thermique qui sortent le sujet d’une discussion journalière. On sait qu’il faut isoler, mais c’est tout.
Le constat est le même si on regarde les chiffres. À titre d’exemple, dans le dernier rapport grand public d’octobre 2023 « Acter l’urgence, engager les moyens » du Haut Conseil pour le Climat, le « bâtiment » est représenté à seulement 16% d’impact, bon quatrième, juste devant la « production d’énergie » à 11% mais loin derrière les « transports » qui représentent le double. Pour ceux qui savent comment est calculé le 16%, on sait que ce n’est qu’une petite partie du bâtiment, mais c’est malheureusement le titre utilisé, et dans presque tous les reporting.
Enfin, comment ne pas voir que le monde de bâtiment manque terriblement de personnalités qui incarnent le sujet. Si vous deviez citer une personnalité pour changer la face du monde du bâtiment, quelle serait-elle ? Pour les connaisseurs du sujet, le nom de Philippe Bihouix pourrait émerger, ingénieur, il est directeur général d’AREP, l’une des plus grandes agences d’architecture en France. Pourtant, si Philippe Bihouix est connu, c’est surtout pour son expertise (réelle et pointue) sur les ressources et la lowtech. Regardez tous les sujets du moment, personne à se mettre sous la dent, pas une thématique porteuse ou alors le bâtiment est un sujet connexe pour une personnalité[1]. Pas important pour le climat, des débats qui portent que sur le logement et son cout, personne pour défendre le sujet et je passe les réglementations que personne ne comprend…
Ainsi, si le bâtiment n’est quasiment pas un sujet de transition pour la population en général, c’est en réalité un acteur majeur qui fait bouger les choses avec de nouvelles approches qui émergent à toutes les échelles, autant locales que globales.
Un des grands changements très positifs a lieu à l’échelle mondiale, en France, en 2024. Cette année a vu la première édition d’une « COP » du bâtiment, le Forum Mondial Bâtiments et Climat. Ce Forum c’est plus de 70 délégations de pays qui pour la plupart, ont signé une charte d’engagement, la Déclaration de Chaillot, qui vise à établir et mettre en œuvre, en cohérence avec l’Accord de Paris, des trajectoires de décarbonation et de résilience inclusives pour les bâtiments à tous les niveaux. Il y a dix engagements et il s’agit d’un premier pas bienvenu pour beaucoup de pays, assez évident ici en France, mais on peut espérer que cette initiative trouve un rythme plus en adéquation avec nos objectifs de décarbonation. Notons aussi la toute dernière réglementation Européenne dite « EPBD » qui est extraordinaire par sa portée sur les énergies fossiles.
On peut aussi apprécier que le premier rapport spécial du tout nouveau 7eme cycle GIEC va produire un rapport spécial sur le changement climatique et les villes, villes qui sont le lieu de toutes les solutions. Il devrait être publié au début de l’année 2027.
Enfin, toujours à l’échelle mondiale, le fameux prix Pritzker, qualifié souvent de prix Nobel de l’architecture, a été remis en 2021 aux Français Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal qui prône une approche par la rénovation et la subtilité plutôt que la construction et la débauche de moyen dans tous les sens. Une très grande nouveauté pour ce prix.
En zoomant, à une échelle plus française et si vous lisez entre les lignes de la grande trajectoire que l’état se fixe en matière de transition, la « stratégie nationale bas carbone », vous pouvez voir que le bâtiment est sans doute le secteur qui doit et va faire le plus d’effort. La filière du bâtiment sera la championne de la décarbonation tant qu’on ne détricote pas trop là où nous en sommes.
Ces éléments parmi d’autres montrent qu’il y a un enjeu à mettre bien plus en avant la transition du bâtiment. Mais en réalité, pourquoi est-ce important ?
Quand on construit un mètre carré, il y a une part des émissions carbone qui est liée aux futures consommations d’énergies. Un bâtiment doit être chauffé et utilise de l’électricité pour l’éclairage, la ventilation et d’autres systèmes. Au passage, nous pourrions questionner le fait qu’un bâtiment soit obligé de consommer de l’énergie pour se chauffer, mais actons pour l’instant que cela est forcément nécessaire. Le fameux reporting des émissions carbones à 16% mentionné ci-dessus ne compte seulement qu’une partie de cette énergie. La distinction technique est que toute l’énergie qui est produite en dehors du bâtiment n’est pas comptabilisée dans le périmètre « bâtiment » mais dans le périmètre « énergie ». Ainsi, au 16% il convient d’ajouter quelques pour cent issus du périmètre « production d’énergie » afin de calculer la juste part de consommations énergétiques liée à la réalité d’un bâtiment. Pire, toujours avec ce mètre carré construit, la plus grande part des émissions carbone a lieu en réalité au moment où les matériaux sont fabriqués. Pour un parpaing, il faut du ciment et donc émettre du carbone ; pour fabriquer du verre, il faut chauffer du sable. Quand je fabrique un mètre carré construit, 70% de mon impact est dans les matériaux, matériaux dont l’impact est reporté dans la partie « industrie ». Si nous devions compter l’ensemble des émissions liées au bâtiment, alors l’impact réel serait autour de 35% des émissions carbone de la France. Mais là encore, ce chiffre est faible, car il ne compte pas tout, notamment les émissions dites induites.
Ces émissions « induites » sont celles qui sont forcées par nos manières de fabriquer la ville et les bâtiments. On pourrait par exemple attribuer une partie des émissions du transport au bâtiment, puisque c’est bien l’urbanisme et parfois l’architecture qui force des gens à se déplacer avec une mobilité carbonée. À l’instar de l’urbanisme pavillonnaire, loin des centres urbains, qui oblige à l’usage d’une voiture plutôt qu’à des mobilités plus douces. Ou encore de ces bâtiments qui n’ont pas de places pour ranger convenablement un vélo, un sujet qui peut paraitre banal, mais qui ne va pas inciter les habitants à passer aux mobilités douces et donc ne va pas entrainer une baisse importante de la mobilité quotidienne dont l’impact est bien plus grand que l’énergie. De même, il faudrait aussi regarder du côté des émissions des espaces naturels : le bâtiment est le premier responsable de l’artificialisation.
Non seulement les impacts sont bien plus larges que comptabilisés, mais les leviers à la disposition des faiseurs de ville sont bien plus nombreux qu’une approche binaire énergie/matière peut laisser penser.
Les études autour de la méthode « Quartier Energie Carbone » ont ainsi montré qu’un bâtiment pouvait jouer sur un ensemble nettement plus important que la matière et l’énergie. Par exemple, il est possible de permettre la réduction des déchets ménagers avec des immeubles bien pensés et ainsi d’améliorer la logistique urbaine. Ces leviers, qui, s’ils sont cumulés, peuvent avoir un impact important, peuvent être qualifiés « softs » ou « incitatifs » car ils nécessitent d’aller plus loin que la simple production d’un bâtiment bas carbone. On pourrait aussi parler des externalités positives, un escalier qui nous permet de marcher un peu plus, un chantier qui se partage entre plusieurs acteurs, des panneaux solaires qui produisent pour tout un quartier.
De même, pour aller plus loin, nos modes de vies sont dépendants des bâtiments. Le télétravail, par exemple, n’est possible, ou en tout cas agréable, que dans un logement pensé pour. L’attrait pour aller aux bureaux est lié à la qualité de vie dans et autour de ces bureaux, qui n’est possible que grâce à un bon urbanisme et une architecture de qualité. Les modes de vies sobres commencent souvent par des actions sur nos habitats.
Enfin, si on se tourne vers l’avenir, il est certain qu’il va falloir s’adapter au changement climatique dont les impacts seront de plus en plus insupportables. Cette résilience dont nous allons avoir besoin ne sera possible que grâce à nos systèmes urbains qui doivent désormais prendre en compte une adaptation nécessaire.
Les bâtiments sont tout à la fois, centraux pour nos vies, mais absents des débats. Ils sont tout à la fois, un vecteur indispensable de notre décarbonation, mais peuvent aussi être un frein très important sans qu’il en soit question, hormis dans les cercles spécialisés.
Le constat posé du manque de considération pour le monde du bâtiment, si l’on arrive à faire abstraction de la production sans qualité qui existe encore, on voit arriver toute une série d’innovations, de projets, de méthode, de matériaux qui permettent d’entrevoir les possibilités qu’offre le secteur du bâtiment pour atteindre ses objectifs de neutralité carbone en 2050.
Oui, le monde du bâtiment en France peut montrer la voie et être le champion de la décarbonation.
Dit autrement, si vous travaillez dans le bâtiment, vous êtes au bon endroit pour permettre de décarboner l’ensemble du monde entier, vous pouvez être le porteur d’espoir que la décarbonation est possible et agréable.
Pourquoi ?
Commençons par la règle, ici la nouvelle réglementation du bâtiment dites « RE2020 » qui s’applique à l’ensemble des constructions neuves. Cette RE2020 est une réglementation unique au monde qui regarde l’impact d’un bâtiment sur la planète en comptant l’ensemble des gaz à effet de serre sur tout le cycle de vie d’un bâtiment. Si le bâtiment a un impact trop grand sur la planète, alors le bâtiment n’est pas compatible et il n’est pas possible de le construire. Vous avez bien lu, dorénavant, un bâtiment incompatible avec la stratégie de décarbonation de l’état n’a pas le droit d’être construit. De surcroît, cette règle évolue dans le temps et fixe des seuils de plus en plus stricts et donc plus cohérents avec la planète. Ni le monde de la mobilité ni l’aviation ne sont, encore, soumis à ce type de réglementation très restrictive. Et comme cette règle ne regarde que le résultat et non les moyens mis en œuvre, la liberté est encore très grande, même si assez logiquement, l’usage de matériaux à faible impact comme le bois, la pierre ou la terre est en très forte augmentation. Construire comme avant n’est plus possible et cela ne tiens plus à la simple volonté que quelques-uns, mais aux efforts de tous.
L’autre règle importante en France, en plus de l’impact d’un bâtiment sur la planète, c’est l’impact d’un bâtiment sur le sol, l’artificialisation galopante. La loi dite zéro artificialisation nette (ZAN) impose de maitriser l’étalement urbain et de réduire de moitié la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers par rapport à la décennie précédente. La ZAN permet de préfigurer une réduction drastique de nos émissions et donne cette trajectoire nécessaire qui passe par l’utilisation intelligente des espaces déjà urbanisés, retrouver des qualités perdues de certains endroits, bref éviter des pertes tout autant carbone qu’en biodiversités.
Mais la règle n’est pas seule, il y a aussi désormais des méthodes
La nouveauté de ces dernières années, c’est la mixité. Le BTP, sacro-saintt acronyme du bâtiment et des travaux publics, devient maintenant Bois Terre Pierre, le bois en fer de lance. Ce changement est massif, car depuis l’après-guerre, la France construit uniquement avec du béton armé, la triple peine, d’une armature en acier qui émet du carbone, le béton via le ciment qui doit aussi être chauffé à l’aide de produit pétrolier et enfin la réaction physico-chimique du calcaire qui émet en plus de carbone. L’idée logique, c’est de substituer tout ce qui est possible dans un bâtiment avec des matériaux nettement moins émetteurs. C’est ainsi que l’on se retrouve à utiliser du bois dans la construction, mais des systèmes très modernisés, bien loin de la construction en bois d’il y a un siècle. On parle dorénavant de produits bois qui sont devenus extrêmement performants. Et si on regarde plus loin, on voit se massifier des façades isolées grâce à de la paille, un déchet de l’agriculture qui devient une ressource utile, la pierre qui sert de structure, la terre crue qui devient un ingrédient majeur tout autant pour la structure que pour le confort thermique grâce à ses propriétés de régulation. C’est un peu comme si on passait d’un régime carnivore à un régime omnivore profitant de tout ce que la planète nous offre.
Un autre point de méthode, comment ne pas aborder la question de la réversibilité et de la prolongation de la durée de vie d’un bâti ? Il ne s’agit plus de construire vite comme cela a été le cas, mais de construire pour longtemps. Et si l’on va un cran plus loin, en plus d’une conception idoine, le rôle du mobilier et des aménagements intérieurs n’est plus à négliger. À l’heure où la surface habitable devrait plutôt se réduire pour éviter de construire, le monde du bâtiment commence à regarder sérieusement la question de l’aménagement et du mobilier qui participer à la qualité de vie et même à la qualité thermique d’un bâtiment. On commence à parler d’une recherche de densité d’usage.
Enfin, l’éléphant dans le magasin de porcelaine, les bâtiments existants. La rénovation devrait être l’axe central de toutes les politiques et actions environnementales. Nous ne devrions que parler de cela. On pourrait même pousser la logique, qui commence à émerger chez les architectes les plus en avance, avec l’idée d’un moratoire de la construction neuve. Oui, pour faire bouger les lignes, il faut pousser loin. Mais sans aller jusque-là, on pourrait déjà se dire que la construction devient l’exception, elle devient l’expérimentation qui va permettre de réhabiliter tout ce qui existe déjà avec une triple contrainte. Rénover bas carbone pour éviter de gaspiller du carbone en matière et de se passer des énergies fossiles. Mais surtout, pour l’ensemble de la population, l’évidence c’est la deuxième et troisième contrainte, avec, en deuxième, la plus évidente et celle qui sert souvent d’argument, c’est la réduction des consommations énergétiques et donc de la facture des usagers. Bien rénover c’est moins payer au final. Et à grande échelle, il faut réduire nos consommations, même si l’énergie n’est pas chère en France et les travaux pas forcément très rentables à court terme. Car depuis 20 ans, nombreux sont ceux qui préviennent d’un changement possible sur le coût de l’énergie. Malheureusement, la guerre en Ukraine a donné un peu raison sur ce point, l’énergie est un bien cher, qu’il faut préserver. On notera à ce sujet que si les travaux permettent de réduire les consommations, l’usager a aussi un grand rôle à jouer à l’instar des chiffres de réduction qui peuvent aller jusqu’à 40% que l’on retrouve dans les concours CUBE, une compétition ludique visant à diminuer les consommations en agissant sur tous les leviers, mais sans travaux. La troisième et dernière contrainte de la rénovation, peut-être celle qui est le plus sous-estimée, pourtant celle qui pourrait nous faire apprécier la rénovation, c’est l’amélioration du confort thermique, en hiver évidemment, mais aussi dorénavant en été avec l’augmentation inévitable du nombre de canicules. À l’heure des canicules à répétition et des morts liés à la chaleur, s’occuper de l’inconfort estival est une nécessité publique. Il faut noter que la réglementation sur la rénovation n’aborde absolument pas le premier et le dernier point, préoccupant surtout pour les populations à risque.
Le monde du bâtiment doit donc passer d’une logique « construire à tout prix » à une logique « tout ce qui nous entoure est précieux, il faut rénover à tout prix »
Pour finir, on pourrait aborder d’autres méthodes et outils qui participent activement au changement de mentalité à l’innovation et la décarbonation comme le réemploi, la construction hors site ou les différents mouvements comme Unisson(s) et la Frugalité Heureuse & Créative qui permettent de rendre compte de l’incroyable pouvoir qu’a le bâtiment.
Il faut cependant mettre un petit bémol, car tous ne sont pas encore prêts à changer. Il n’y a pas si longtemps encore (corrigé depuis) les méthodes de calcul avaient été dévoyées afin de minimiser l’impact de certains composants du béton (les laitiers de haut fourneaux) ou bien plus récemment le détournement de la sécurité incendie dans les bâtiments qui pourrait donner un gros coup de frein à la construction bas carbone ou l’idée étrange de vouloir revenir sur les classes énergétiques, le combat journalier pour rendre vertueux la construction est loin d’être fini, une attention de tous les instants est nécessaire pour conserver nos objectifs en vue.
Mais au final, vous l’aurez compris, le bâtiment dans son ensemble est peut-être le secteur le plus « décarbonnable », le futur champion du monde de la neutralité carbone. Ce secteur n’a finalement pas de réelles limites techniques, ses problèmes sont d’un autre ordre qu’il est facile de bousculer.
Il est grand temps, de se réjouir du monde du bâtiment qui va au-devant d’une victoire éclatante de la décarbonation et, au contraire d’un léger mouvement actuel, de lever les derniers freins, de mettre en avant les acteurs qui font bouger les lignes, pour que notre environnement bâti soit à la hauteur des exigences d’un monde pour les générations futures.
[1] Voir par exemple les formations SATOR sans bâtiment ou les 99% sans catégorie ni personnalité du bâtiment (hormis P. Bihouix)